Interview de Soljénitsyne au Spiegel

Il s'agit du dernier interview qu'accorda Alexandre Soljénitsyne à la presse. L'intéret de ce document est immense, tant il est d'actualité.

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08 août 2007

Interview d'Alexandre Soljenitsyne dans le Spiegel

Voici la traduction complète en français de l'interview accordée par Alexandre Soljenitsyne au Spiegel le mois dernier.

La version russe de l'interview, à partir de laquelle je l'ai traduit, est disponible sur le site du magazine russe Profil, qui l'a publiée dans son numéro du 23 juillet dernier.

Les traductions allemande et anglaise de l'interview sont visibles sur le site du Spiegel.

Les intertitres et les illustrations ne font pas partie de la version originale de l'interview.

Interview réalisée par Christian Neef et Matthias Schepp.

Spiegel : Alexandre Issaevitch ! Nous vous avons surpris au travail. Alors que vous avez quatre vingt huit ans, le sentiment que vous devez, que vous êtes obligés de travailler, ne vous a pas quitté, bien que votre santé ne vous permette plus de vous déplacer librement dans votre maison. Où puisez-vous cette force ?

Soljenitsyne : J’avais un ressort en moi-même, depuis la naissance. Mais je me suis voué au travail avec plaisir. Au travail et au combat.

Spiegel : Nous voyons rien qu’ici quatre bureaux. Dans votre nouveau livre, qui sort en septembre en Allemagne, vous vous souvenez que vous écriviez même lors de vos promenades dans les bois.

Soljenitsyne : Lorsque j’étais en camp, j’écrivais même sur la pierre. J’écrivais au crayon de papier sur un bout de papier, puis j’apprenais et je jetais le papier.

Spiegel : Et cette force ne vous a pas quitté, même dans les moments les plus désespérés ?

Soljenitsyne : Oui, on peut penser : ça finira comme ça finira. Ce qui sera, sera. Et finalement, il en est sorti quelque chose qui valait la peine.

Spiegel : Mais il est peu probable que vous pensiez ainsi lorsque, en février 1945, le service de contre-espionnage en Prusse Orientale a arrêté le capitaine Soljenitsyne parce que dans ses lettres du front, il y avait des commentaires peu flatteurs sur Joseph Staline. Et pour cela, ce fut huit ans de camp.

Soljenitsyne : C’était un peu au sud de Wormdit. On venait tout juste de sortir du chaudron allemand, et on se faisait un passage vers Koenigsberg. C’est à ce moment-là qu’on m’a arrêté. Mais j’ai toujours eu de l’optimisme. Ainsi que des convictions qui m’ont poussé de l’avant.

Spiegel : Quelles convictions ?

Soljenitsyne : Bien sûr, avec les années, elles se sont développées. Mais j’ai toujours été convaincu de ce que je faisais, et je ne suis jamais allé contre ma conscience.

Le prix d'Etat

Spiegel : Alexandre Issaevitch, lorsque vous êtes revenu d’exil il y a treize ans, vous avez été déçu par votre retour dans la nouvelle Russie. Vous avez rejeté un prix d'Etat que Gorbatchev vous avait proposé. Vous avez refusé de recevoir un ordre dont Eltsine voulait vous décorer.

Et vous venez maintenant de recevoir le prix d'Etat de Russie que vous a décerné Poutine, qui fut un temps chef de ces services secrets dont l’ancêtre vous a si durement persécuté et traqué. Comment cela est-il possible ?

Soljenitsyne : En 1990, on m’a proposé – et ce n’était pas du tout Gorbatchev, mais le Conseil des ministres de la République Socialiste de Russie, qui faisait partie de l’URSS, un prix pour le livre « L’archipel du Goulag ». J’ai refusé car je ne pouvais accepter des honneurs personnels pour un livre écrit avec le sang de millions de gens.

En 1998, au point le plus bas d’une situation nationale calamiteuse, l’année où j’ai publié mon livre « La Russie sous l’avalanche », Eltsine a personnellement ordonné de me décorer du grand ordre national. J’ai répondu que je ne pouvais accepter de décorations venant de l’autorité suprême qui avait conduit la Russie dans une situation désastreuse.

Le prix national actuel n’est pas décerné par le président en personne, mais par un haut conseil d’experts. Du Conseil des sciences, qui m’a proposé pour ce prix, et du Conseil pour la culture, qui a soutenu cette proposition, font partie les gens de ce pays qui ont le plus d’autorité dans leur domaine. La première personne de l’Etat, le président, remet ce prix le jour de la fête nationale. En recevant cette récompense, j’ai exprimé l’espoir que l’amère expérience russe, pour l’étude et la description de laquelle j’ai donné ma vie, nous éloigne de nouvelles périodes funestes.

Vladimir Poutine était certes officier des services secrets, mais il n’était ni magistrat instructeur du KGB, ni chef de camp du GOULAG. Dans aucun pays les services secrets extérieurs ne sont critiqués, ils sont au contraire loués. On n’a jamais reproché à George Bush senior son passé en tant que chef de la CIA.

La mémoire

Spiegel : Toute votre vie, vous avez appelé le pouvoir à se repentir pour les millions de victimes du GOULAG et de la terreur communiste. Votre appel a-t-il été réellement entendu ?

Soljenitsyne : Je sais bien que l’excuse publique, partout dans le monde actuel, est l’acte le plus inacceptable pour les politiques.

Spiegel : L’actuel président de la Russie nomme la chute de l’URSS la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle. Il dit qu’il est temps d’arrêter de remuer le passé, d’autant plus qu’ont lieu, de l’étranger, des tentatives de réveiller chez les Russes un sens de la faute injustifié. N’est-ce pas de la complicité avec quelqu’un qui veut que l’on oublie tout de ce qui s’est passé à l’époque soviétique dans le pays ?

Soljenitsyne : Mais vous voyez bien que partout dans le monde croît l’inquiétude de savoir comment les Etats-Unis, devenus à la suite de changements géopolitiques l’unique superpuissance, vont tenir leur nouveau rôle.

En ce qui concerne le fait de « remuer le passé », alors, hélas, la confusion entre ce qui est « soviétique » et ce qui est « russe », contre laquelle je suis si souvent intervenu dans les années 1970, n’a pas été éliminée aujourd’hui, ni en Occident, ni dans les pays de l’ex-camp socialiste, ni dans les anciennes républiques soviétiques. L’ancienne génération d’hommes politiques dans les pays communistes n’a pas semblé disposée au repentir, et la nouvelle génération est totalement prête à réclamer et à accuser, et la Moscou actuelle est une cible simple. Ils agissent comme s’ils s’étaient libérés héroïquement eux-mêmes et vivaient maintenant une nouvelle vie, alors que Moscou serait restée communiste.

Néanmoins j’ose espérer que l’on dépassera bientôt ce stade malsain, et que tous les peuples ayant connu le communisme prendront pleinement conscience que c’est ce dernier qui est responsable de la tache amère sur leur histoire.

Spiegel : Y compris les Russes.

Soljenitsyne : Si nous pouvions tous regarder notre propre passé sainement, alors la nostalgie du régime soviétique dont font preuve ceux qui ont le moins souffert disparaîtrait dans notre pays. Disparaîtrait aussi dans les pays d’Europe de l’est et dans les anciennes républiques soviétiques le désir de considérer l’histoire de la Russie comme l’origine de tous les malheurs. Il ne faut jamais reprocher au peuple russe et à son gouvernement les crimes personnels de certains leaders ou régimes politiques, ou attribuer leur « mentalité malade » au peuple russe, comme cela se fait souvent en Occident. Ces régimes n’ont pu se maintenir en Russie qu’en s’appuyant sur une terreur sanglante. Il est évident que seule une reconnaissance volontaire et consciente de ses fautes peut assurer la guérison d’une nation. D’un autre côté, des reproches incessants venant de l’extérieur sont contreproductifs.

Spiegel : La reconnaissance de la faute suppose une assez grande quantité d’informations sur le passé commun. Les historiens, cependant, accusent Moscou du fait que les archives ne sont plus si ouvertes qu’elles l’ont été dans les années 1990.

Soljenitsyne : La réponse n’est pas simple. Il est indubitable que, durant les 20 dernières années, a eu lieu en Russie une révolution des archives. Des milliers de fonds sont ouverts, les chercheurs ont reçu l’accès à des centaines de milliers de documents qui leur étaient auparavant fermés. Des centaines de monographies ont déjà été publiées ou sont en publication, ce qui porte ces documents à la connaissance de tous. Mais en plus des documents libres d’accès ont été publiés dans les années 1990 de nombreux documents qui n’avaient pas été déclassifiés. Ainsi ont agi, par exemple, l’historien de guerre Dmitri Volkogonov, l’ancien membre du Politburo Alexandre Iakovlev, personnes qui avaient beaucoup d’influence, et accès à toutes les archives, et la société leur est reconnaissante de ces publications de valeur. Mais depuis ces dernières années, personne ne peut effectivement plus contourner la procédure de déclassification. Cette procédure est plus lente que ce qu’il faudrait. Quoi qu’il en soit, le matériel conservé dans les Archives nationales de la Fédération de Russie, archives les plus importantes et riches du pays, restent aujourd’hui accessibles comme dans les années 1990. A la fin des années 1990, le FSB a donné aux Archives Nationales cent mille dossiers d’instruction judiciaire, et ils sont en général ouverts aux chercheurs et aux citoyens individuels. En 2004 et 2005, les Archives nationales ont publié une « Histoire du GOULAG stalinien » en sept tomes. J’ai participé à cette étude et je témoigne du fait qu’elle est aussi complète et fiable que possible. Des scientifiques de tous les pays les utilisent.

La révolution, les Juifs

Spiegel : Il s’est passé presque 90 ans depuis l’époque où la Russie a été ébranlée, d’abord par la Révolution de février, puis par la Révolution d’octobre, évènements qui sont le fil rouge de vos ouvrages. Il y a quelques mois, vous avez confirmé votre thèse dans un grand article : le communisme n’était pas le fruit du régime russe antérieur, c’est le gouvernement de Kerenski qui a permis la révolution bolchévique en 1917. Conformément à cette réflexion, Lénine n’était rien de plus qu’un personnage apparu au hasard, arrivé en Russie et ayant su prendre le pouvoir avec le concours des Allemands. Vous avons-nous correctement compris ?

Soljenitsyne : Non, pas correctement. Seules des personnalités extraordinaires ont la force de transformer une possibilité en fait. Lénine et Trotski étaient des hommes d’action habiles et énergiques, qui ont su au bon moment utiliser les faiblesses du gouvernement de Kerenski.

Mais je vous corrige : la « Révolution d’octobre » est un mythe, créé par les vainqueurs bolcheviques, et que les progressistes occidentaux se sont totalement approprié. Le 25 octobre 1917 à Petrograd a eu lieu un coup d’Etat de 24 heures, méthodiquement et brillamment orchestré par Léon Trotski (Lénine ces jours-là se cachait craignant d’être jugé pour trahison). Ce que l’on appelle la « Révolution russe de 1917 » est la révolution de février. Ses causes découlent de la situation prérévolutionnaire en Russie, mais je n’ai jamais prétendu autre chose. La Révolution de février avait des racines profondes (ce que je montre dans mon épopée « La roue rouge »). C’est, en premier lieu, une haine réciproque de la société instruite et du pouvoir, qui a rendu impossible tout compromis et tout amélioration constructive de l’Etat. Et la responsabilité la plus grande pèse bien sûr sur le pouvoir : qui porte plus de responsabilité dans le naufrage du navire que son capitaine ? Oui, on peut considérer que les prémisses de février sont « le fruit du régime russe précédent ». Mais de cela on ne peut absolument pas conclure que Lénine était un « personnage apparu au hasard », et la participation financière de l’Empereur Guillaume II est de peu d’importance. Le coup d’Etat d’octobre ne peut en rien être expliqué par la nature de la Russie, au contraire, car il lui a fendu l’échine. La terreur rouge déchaînée par ses chefs et leur volonté de noyer la Russie dans le sang en sont une preuve claire.

Spiegel : Dans les deux tomes de « Deux cents ans ensemble » vous avez essayé de lever un tabou, dont il avait été interdit pendant longtemps de parler, l’histoire commune des Russes et des Juifs. Ces deux tomes ont suscité en Occident de l’embarras. Vous décrivez en détail comment, à l’époque tsariste, les aubergistes juifs s’enrichissaient grâce à la misère des paysans qui buvaient. Vous appelez les Juifs le détachement avancé du capital mondial, marchant dans les premiers rangs des destructeurs du système bourgeois. De vos nombreuses sources il apparaît donc que les Juifs, plus que les autres, portent la responsabilité morale de l’expérimentation qui a eu lieu avec les soviets ?

Soljenitsyne : Je ne fais justement pas ce que sous-entend votre question : je n’invite pas à peser ou à comparer la responsabilité morale d’un peuple ou d’un autre, et je nie encore plus la responsabilité d’un peuple envers les autres. J’en appelle à l’interprétation personnelle. Vous pouvez trouver la réponse à votre question dans le livre lui-même : « Chaque peuple doit répondre moralement de tout son passé, et de tout son passé honteux. Et comment répondre de cela ? En essayant de comprendre : pourquoi cela s’est-il produit ? Où est notre erreur ? Est-ce encore possible ? C’est dans cet esprit que le peuple juif doit répondre de ses coupe-jarrets révolutionnaires, et des rangs de ceux qui les ont suivi dans l’action. Ne pas répondre devant d’autres peuples, mais devant eux-mêmes et devant leur conscience, devant Dieu. De la même façon que nous, Russes, devons répondre des pogroms, de leurs féroces instigateurs paysans, des soldats révolutionnaires qui avaient perdu la tête, et des matelots enragés. »

Spiegel : C’est, à notre avis, « L’archipel du GOULAG » qui a eu le plus de résonance. Dans ce livre est montrée la nature misanthropique de la dictature soviétique. Aujourd’hui, en regardant en arrière, peut-on dire dans quelle mesure il a contribué à la défaite du communisme dans le monde entier ?

Soljenitsyne : Ce n’est pas une question pour moi. Ce n’est pas à un auteur d’estimer de telles choses.

Spiegel : La Russie a connu une expérience sombre au XXème siècle et a survécu – ici nous vous citons dans l’idée - au nom, pourrait-on dire, de toute l’humanité. Les Russes ont-il pu tirer les leçons de deux révolutions et de leurs conséquences ?

Soljenitsyne : J’ai l’impression qu’ils commencent à les tirer. Une énorme quantité de publications et de films sur l’histoire russe du vingtième siècle (il est vrai de qualité inégale) témoignent d’un intérêt croissant. Par exemple, il y a peu, la chaîne nationale « Rossia » a montré à des millions de gens la vérité sur les camps staliniens dans le téléfilm inspiré par la prose de Varlam Chalamov. Une vérité terrible, cruelle, en rien adoucie.

Et, par exemple, j’ai été étonné et impressionné par l’ardeur, l’envergure et la durée des discussions qui ont eu lieu après la republication en février de mon vieil article sur la Révolution de février. Le large spectre d’opinions, dont certaines en désaccord avec les miennes, me plaît, car il marque enfin le désir de comprendre notre propre passé, sans lequel il ne peut y avoir de chemin sensé vers l’avenir.

La Russie de Poutine

Spiegel : Comment jugez-vous la période de pouvoir du président Poutine, en comparaison de ses prédécesseurs, les présidents Eltsine et Gorbatchev ?

Soljenitsyne : Le gouvernement de Gorbatchev frappe par sa naïveté, son inexpérience, et son irresponsabilité face au pays. Ce n’était pas un gouvernement, mais sa capitulation irréfléchie. L’enthousiasme venant d’Occident en réaction n’a fait que renforcer ce tableau. Mais il faut reconnaître que Gorbatchev lui-même (et non Eltsine comme on le dit partout) a donné le premier aux citoyens de ce pays la liberté de parole et la liberté de mouvement.

Le pouvoir d’Eltsine était caractérisé par une non moindre irresponsabilité face au peuple, mais orientée dans d’autres directions. Dans sa précipitation imprudente à vite mettre en place la propriété privée en remplacement de la propriété d’Etat, Eltsine a déchaîné en Russie un pillage massif, de plusieurs milliards, des biens nationaux. En essayant de recevoir le soutien des leaders régionaux, il a, par ses actions et appels directs, renforcé et poussé le séparatisme, et mis à bas l’Etat russe. Privant dans le même temps la Russie de son rôle historique mérité, et de sa position internationale. Ce qui n’a pas suscité moins d’applaudissements à l’Ouest.

Poutine a reçu en héritage un pays dévasté et à genoux, avec une majorité de la population démoralisée et réduite à la pauvreté. Et il a fait son possible pour le remettre debout, graduellement, doucement. Ces efforts n’ont pas été tout de suite remarqués, ni reconnus. Mais pouvez-vous donner dans l’histoire des exemples de mesures destinées à rétablir la force d’un Etat qui aient rencontré la bienveillance d’autres gouvernements ?

Spiegel : Le fait qu’une Russie stable soit également un avantage pour l’Occident est devenu clair pour tout le monde petit à petit. Mais une chose en particulier nous surprend plus que tout. A chaque fois qu’il s’est agi de discuter de la bonne organisation de l’Etat pour la Russie, vous avez été partisan de l’autonomie et de l’auto organisation des citoyens, en opposant ce modèle à la démocratie occidentale. Après sept ans de gouvernement Poutine nous observons le mouvement inverse : le pouvoir est centralisé dans les mains du président, tout est orienté vers lui ; il n’y a pratiquement plus d’opposition.

Soljenitsyne : Oui, j’ai insisté, et je continue à insister sur la nécessité pour la Russie d’une autonomie locale, en n’opposant pas ce modèle à la démocratie occidentale, au contraire en essayant de convaincre mes concitoyens des exemples très efficaces d’autonomie en Suisse et en Nouvelle Angleterre, que j’ai pu observer personnellement. Mais vous confondez dans votre question l’autonomie locale, qui n’est possible qu’au plus bas niveau, où les gens connaissent personnellement leurs représentants, avec le pouvoir régional de quelques dizaines de gouverneurs, qui durant la période Eltsine exerçaient en coopération avec le centre de fortes pressions sur n’importe quel commencement d’autonomie locale.

Je suis aujourd’hui encore très abattu par la lenteur et l’inhabileté avec lesquelles est mise en place une autonomie locale. Mais quoi qu’il en soit, cette mise en place a lieu. Si à l’époque d’Eltsine les possibilités d’autonomie locale étaient bloquées au niveau législatif, le pouvoir national délègue désormais tout au long de sa verticale de plus en plus de décisions à la population locale. Malheureusement, cela n’a pas encore un caractère systématique.

Opposition ? Elle est sans aucun doute utile et souhaitable à tous ceux qui veulent pour le pays un développement sain. Aujourd’hui, comme à l’époque d’Eltsine, il n’y a dans l’opposition que des communistes. Toutefois, en disant qu’il « n’y a pratiquement plus d’opposition », vous devez avoir en tête les partis démocratiques des années 1990 ? Mais regardez les choses sans idées préconçues : dans les années 1990 a eu lieu une baisse critique du niveau de vie, qui a atteint les trois-quarts des familles russes, et tout cela sous la «bannière de la démocratie». Il n’y a rien d’étonnant à ce que la population se tienne désormais loin de cette bannière. Les leaders de ces partis ne peuvent maintenant même pas se répartir les portefeuilles d’un « shadow cabinet » illusoire.

A mon grand regret, la Russie n’a pas encore d’opposition constructive, intelligible et importante. Bien sûr, pour la formation de cette opposition ainsi que pour que d’autres institutions démocratiques arrivent à maturité, il faudra plus de temps et d’expérience.

Spiegel : Lors de notre dernière interview vous critiquiez le fait qu’à la Douma siégeait à peine une moitié de députés élus directement, et que les représentants de partis politiques occupaient une position dominante. Après la réforme du système électoral réalisée par Poutine, il ne reste plus du tout de mandats directs. N’est-ce pas un pas en arrière ?

Soljenitsyne : Oui, je pense que c’est une erreur. Je suis un critique convaincu et acharné du « parlementarisme de partis » et partisan de l’élection de représentants authentiquement populaires, en dehors des partis, qui seraient personnellement responsables devant leurs régions et départements, et pourraient être relevés de leurs postes de députés en cas d’actions peu satisfaisantes. Je respecte et comprends l’existence de groupes fondés sur des principes économiques, coopératifs, territoriaux, d’éducation, professionnels et industriels, mais je ne vois pas la raison d’être des partis politiques : les liens politiques peut être instables et sont souvent motivés par des intérêts personnes. Léon Trotski (à l’époque du coup d’Etat d’octobre) l’a exprimé avec justesse : « Un parti qui n’a pas pour but de prendre le pouvoir ne vaut rien ». Nous parlons de partis qui recherchent leurs propres avantages, aux dépens du reste de la population. C’est vrai également lorsque le pouvoir est pris sans armes. Voter pour les programmes de partis impersonnels, en fonction de leurs noms, est un faux substitut du seul moyen authentique d’élire un représentant populaire : le vote pour un candidat réel par un électeur réel. C’est cela que signifie le terme de « représentation populaire ».

Spiegel : Malgré des recettes importantes dues à l’exportation de pétrole et de gaz et malgré la formation d’une classe moyenne, les contrastes sociaux entre pauvres et riches restent énormes en Russie. Que peut-on faire pour améliorer la situation ?

Soljenitsyne : Je considère que le fossé entre pauvres et riches en Russie est un phénomène dangereux qui réclame l’attention immédiate de l’Etat. Bien que de nombreuses fortunes fabuleuses aient été créées dans la période Eltsine par un pillage malhonnête, le seul moyen raisonnable aujourd’hui pour corriger la situation est de ne pas détruire les grandes entreprises, que leurs actuels dirigeants, il faut le reconnaître, essayent de diriger plus efficacement, en donnant de l’air aux moyennes et petites entreprises. Il faut donc défendre les citoyens et les petites entreprises de l’arbitraire et de la corruption. Investir les recettes des ressources naturelles nationales dans l’économie du pays, l’éducation, la santé, et apprendre à faire cela sans vols ni détournements honteux.

Spiegel : Faut-il à la Russie une idée nationale, et à quoi pourrait-elle ressembler ?

Soljenitsyne : Le terme « idée nationale » n’a pas de contenu scientifique précis. On pourrait convenir du fait que c’est une opinion répandue dans la population concernant la vie qu’elle souhaiterait mener dans son pays. Une telle représentation-conception unificatrice peut se révéler utile, mais elle ne doit jamais être créée dans les sphères du pouvoir ou implantée de force. Au cours des récentes périodes historiques, de telles représentations ont existé, en France par exemple (après le XVIIIème siècle), en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Pologne, etc.

Lorsque la discussion à propos de « l’idée nationale » émergea précipitamment dans la Russie post-communiste, j’ai tenté de la laisser reposer, avec l’objection que, après toutes les privations qu’il nous avait fallu subir, une tâche nous suffisait pour longtemps : celle de préserver un peuple en perdition.

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La Russie et l'Occident

Spiegel: Mais la Russie se sent souvent seule. Ces derniers temps on a connu certaines désillusions dans les rapports entre la Russie et l’Occident, en particulier dans les rapports entre la Russie et l’Europe. Quelle en est la cause ? En quoi l’Occident n’est-il pas capable de comprendre la Russie contemporaine ?

Soljenitsyne : On peut citer plusieurs causes, mais celles qui m’intéressent le plus sont psychologiques, et plus précisément la divergence entre des espoirs illusoires, en Russie et en Occident, et la réalité. Lorsque je suis rentré en Russie en 1994, j’ai trouvé ici une quasi-déification du monde occidental et du système politique de ses différents pays. Il faut reconnaître qu’il n’y avait pas tant là une connaissance réelle et un choix délibéré qu’une répugnance naturelle pour le régime bolchevique et sa propagande anti-occidentale. Cette opinion a commencé à changer avec les cruels bombardements de l’OTAN sur la Serbie. Ceux-ci ont laissé une marque noire indélébile dans toutes les couches de la société russe. Cela s’est ensuite intensifié avec les manoeuvres de l’OTAN pour attirer dans sa sphère d’influence d’anciennes républiques soviétiques ; cela a été particulièrement sensible dans le cas de l’Ukraine, qui nous est si proche par des millions de liens familiaux. Ceux-ci peuvent être coupés en un instant par la nouvelle frontière d’un bloc militaire. Ainsi, la perception de l’Occident comme chevalier de la démocratie par excellence a été remplacée par la constatation désenchantée que la politique occidentale est avant tout pragmatique, en partie intéressée et cynique. Pour beaucoup en Russie cela fut une dure épreuve, la chute de leurs idéaux.

Dans le même temps, l’Occident, fêtant la fin d’une éreintante guerre froide, et observant quinze ans d’anarchie sous Gorbatchev et sous Eltsine, s’habitua très vite à l’idée facile que désormais la Russie était presque un pays du Tiers-monde, et qu’elle le resterait toujours. Lorsque la Russie commença de nouveau à se renforcer économiquement et politiquement, la réaction de l’Occident – peut-être à cause de peurs encore présentes inconsciemment – fut la panique.

Spiegel : L’Occident l’associa avec l’ancienne super-puissance, l’Union Soviétique.

Soljenitsyne : A tort. Mais auparavant l’Occident s’était permis de vivre dans l’illusion (ou bien était-ce une astuce bien pratique ?) que la Russie était une jeune démocratie, alors qu’il n’y avait pas de démocratie du tout. Bien sûr, la Russie n’est pas encore un pays démocratique, elle commence seulement à construire la démocratie, et il n’y a rien de plus facile que de lui présenter une longue liste de négligences, de violations et d’erreurs. Mais dans la guerre qui a commencé le 11 septembre, la Russie n’a-t-elle pas tendu la main à l’Occident, clairement et sans ambiguïté ? Seul un défaut psychologique ou une imprévoyance désastreuse peuvent expliquer le refus irrationnel de l’Occident de serrer cette main. Les Etats-Unis, après avoir accepté notre importante aide en Afghanistan, se mirent tout de suite à avoir des exigences sans cesse nouvelles. Et les griefs de l’Europe envers la Russie sont ouvertement ancrés dans ses peurs énergétiques, qui ne sont en rien fondées.

N’est-ce pas un trop grand luxe pour l’Occident de repousser ainsi la Russie, en particulier face aux nouvelles menaces ? Dans ma dernière interview en Occident, avant mon retour en Russie (en avril 1994, pour le journal Forbes), je disais : « Si on regarde loin vers l’avenir, on peut voir une époque au XXIème siècle durant laquelle les Etats-Unis et l’Europe auront extrêmement besoin de la Russie en tant qu’alliée. »

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La littérature

Spiegel : Vous avez lu Goethe, Schiller et Heine dans le texte, en espérant toujours que l’Allemagne deviendrait une sorte de pont entre la Russie et le reste du monde. Croyez-vous que les Allemands soient encore capables de jouer ce rôle aujourd’hui ?

Soljenitsyne : Je le crois. Dans l’attirance mutuelle de l’Allemagne et de la Russie, il y a quelque chose de prédéterminé. Dans le cas contraire, cette attirance n’aurait pas survécu à deux guerres mondiales insensées.

Spiegel : Lequel des poètes, écrivains et philosophes allemands a eu sur vous le plus d’influence ?

Soljenitsyne : Schiller et Goethe ont accompagné mon enfance et mon adolescence. Ensuite j’ai eu une passion pour Schelling. Et la grande musique allemande est pour moi précieuse. Je ne me représente pas ma vie sans Bach, Beethoven, Schubert.

Spiegel : En Occident aujourd’hui, on ne connaît pratiquement rien de la littérature russe contemporaine. Comment voyez-vous sa situation ?

Soljenitsyne: Les époques de changements rapides et importants ne sont jamais les meilleures pour la littérature. Les œuvres littéraires d’importance significatives, sans même mentionner les chefs d’œuvre, ont presque toujours et presque partout été créées dans des moments de stabilité, que celle-ci soit bonne ou mauvaise. La littérature russe contemporaine ne fait pas exception. Non sans raison, l’intérêt du lecteur cultivé aujourd’hui en Russie s’est déplacé vers la littérature factuelle : mémoires, biographies, récits documentaires.

Je crois néanmoins que la justice et la conscience ne disparaîtront pas des fondements de la littérature russe, et que celle-ci éclairera encore notre âme et approfondira notre compréhension.

La religion, la mort

Spiegel : Dans toute votre œuvre est présente l’idée de l’influence de l’orthodoxie sur le monde russe. Quelle est aujourd’hui la compétence morale de l’église orthodoxe russe ? Il nous semble qu’elle se transforme de nouveau en église d’Etat, comme elle l’était il y a cent ans, une institution qui légitimerait pratiquement le maître du Kremlin comme représentant de Dieu.

Soljenitsyne : Au contraire, il est surprenant qu’en l’espace des quelques années qui ont passé depuis que l’Eglise était sous la domination totale de l’Etat communiste, elle ait réussi à occuper une place assez indépendante. N’oubliez pas quelles terribles pertes humaines l’Eglise orthodoxe russe a essuyé durant presque tout le XXème siècle. Elle se remet à peine sur pieds. Et le jeune Etat post-soviétique apprend seulement à respecter l’Eglise en tant qu’institution indépendante. La « doctrine sociale » de l’Eglise orthodoxe russe va beaucoup plus loin que les programmes du gouvernement. Ces derniers temps, le Métropolite Cyrille, un influent porte-parole de l’Eglise, appelle par exemple avec insistance à changer le système d’imposition. Ses vues ne sont pas à l’unisson de celles du gouvernement, mais il le fait publiquement, sur les chaînes de télévision nationales.

Quant à la « légitimation du maître du Kremlin », vous faîtes sans doute allusion à la cérémonie funéraire de Eltsine dans la grande cathédrale et le refus d’un service civil ?

Spiegel : A cela aussi.

Soljenitsyne : C’était probablement le seul moyen d’éviter au cours de l’enterrement de possibles manifestations de la colère populaire, qui n’est toujours pas éteinte. Mais je ne vois aucune raison de considérer cela comme le futur protocole d’enterrement des présidents russes. Et en ce qui concerne le passé, l’Eglise tient des prières permanentes pour les victimes des massacres communistes à Butovo, aux Solovki, et dans d’autres lieux où se trouvent des fosses communes.

Spiegel : En 1987, lors d’une interview avec le fondateur du Spiegel, Rudolf Augstein, vous exprimiez votre difficulté à parler publiquement de votre rapport à la religion. Que signifie la foi pour vous ?

Soljenitsyne : La foi est pour moi la base et le support de la vie humaine.

Spiegel : Avez-vous peur de la mort ?

Soljenitsyne : Non, je ne ressens plus de peur face à la mort depuis longtemps. Dans ma jeunesse, la mort prématurée de mon père, à l’âge de 27 ans, planait au-dessus de moi, et j’avais peur de mourir avant d’avoir pu accomplir mes intentions littéraires. Mais entre mes trente et quarante ans, mes rapports avec la mort sont devenus très tranquilles. Je la ressens comme une étape naturelle, mais non finale, de l’existence.

Spiegel : Nous vous souhaitons en tous cas encore de nombreuses années de vie créatrice !

Soljenitsyne : Non, non. Il ne faut pas. Assez.

Spiegel : Alexandre Issaevitch ! Nous vous remercions pour cette interview.

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