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O L T R
MOUVEMENT POUR UNE ORTHODOXIE LOCALE
DE TRADITION RUSSE en Europe occidentale
“ Nous avons transmis la foi, l’espoir et l’amour du Seigneur à nos jeunes et aux natifs d’Occident...
Mais nous ne pouvons vivre que parce que nos racines demeurent dans la Sainte Russie. ”

L'avenir de l’église Orthodoxe

Dans le cadre des rencontres orthodoxes, à la paroisse Saint-Séraphin-de-Sarov et Protection-de-la-Mère-de-Dieu, 91 rue Lecourbe - 75015 Paris était organisée une conférence sur le thème :

Quelques réflexions sur l’avenir de l’Eglise orthodoxe en France et en Europe avant la réunion de la commission pré conciliaire sur l’organisation de la diaspora."

Les désaccords qui existent parmi les orthodoxes de nos pays sur l’avenir de leur Eglise, concernent en réalité le problème de l’ordre ecclésial qui doit régir ce que l’on a pris l’habitude d’appeler « la diaspora » orthodoxe, c’est à dire les populations orthodoxes qui se sont trouvées, par les vicissitudes de l’histoire, dans des pays non orthodoxes. Dans la suite de notre exposé, nous utiliserons ce vocable « diaspora » pour désigner non seulement les immigrés eux-mêmes mais aussi les personnes issues de l’émigration et pleinement assimilées de même que les Occidentaux de souche ayant adhéré à l’Eglise orthodoxe, autrement dit l’ensemble des orthodoxes résidant dans les pays non orthodoxes de tradition.

Sans doute par crainte de « remous » dans l’Eglise, ou par une confiance absolue dans leur propre position, qui leur fait négliger les avis différents, certaines personnes concernées par ce problème ne souhaitent pas que ces désaccords fassent l’objet d’échanges et de discussions ouvertes. On peut le regretter, car le problème de la diaspora préoccupe l’ensemble de l’Eglise orthodoxe, ne fait pas encore l’objet d’un consensus et nécessite, manifestement, des réflexions supplémentaires approfondies, en plus de prières assidues.

Notre Archevêché serait un lieu particulièrement propice au développement de telles recherches. Il s’est trouvé confronté depuis le début de son existence aux problèmes qui résultent de l’absence de solution unanime à la question de la diaspora. Ses divers responsables ont toujours su, jusqu’à récemment, entretenir en son sein un esprit de tolérance et de liberté qui ne pouvait que favoriser des échanges féconds, même si ces derniers s’opéraient dans une certaine tension, laquelle témoigne de l’importance du sujet. Les remarquables théologiens russes qui se sont trouvés réunis à l’institut de théologie Saint Serge à Paris, créé par le métropolite Euloge, fondateur de ce qui est appelé maintenant l’Archevêché, ont déjà beaucoup contribué aux réflexions dans ce domaine. Il serait donc dommage que cet esprit de liberté créative, tellement nécessaire à de réels progrès, vienne à manquer.

Les opinions actuelles de l’Archevêché des Eglises russes en Europe occidentale

Il n’existe pas, à notre connaissance, de prise de positon explicite et détaillée sur ces problèmes de la part de l’Archevêché. Mais on doit sans doute interpréter la mise en ligne sur le site de l’Archevêché d’un texte, déjà ancien, du Père Alexandre Schmemann, comme une illustration, voire une caution de thèses actuellement prévalentes. Cet article, publié dans le Messager de l’exarchat en 1949, s’intitule « l’Eglise et son organisation ». Il constitue une réponse au livre qu’avait écrit un prêtre de l’Eglise Orthodoxe Russe Hors frontières afin de défendre les thèses de sa propre organisation ecclésiale et critiquer celles de l’exarchat.

Dans cet article le père Alexandre expose, comme toujours de façon brillante, certaines vérités essentielles et éternelles de l’Eglise. Il explique très bien que les canons ne peuvent être détachés de leur contexte et que l’on ne peut les invoquer que si l’on en respecte l’esprit et surtout la correspondance profonde avec l’essence de l’Eglise. Il énonce le principe intangible et mystérieux de l’unité de l’Eglise du Christ et de son organisation, fondée sur la territorialité.

Enfin, il explique avec beaucoup de sagesse que le problème de la diaspora : « exigeait, en raison de la nouveauté et du caractère exceptionnel des circonstances, une réflexion et une consultation qui en fasse la question de toute l’Eglise orthodoxe, dans sa plénitude universelle, et non pas l’affaire particulière des émigrés, ni même l’affaire d’une seule Eglise locale. »

Et l’on ne peut être que profondément d’accord avec toutes ces vérités que nous ouvrent les paroles du père Alexandre, avec autant de talent. Elles constituent en effet l’essence même de toute chose, au delà même de notre foi.

Mais dans ce texte, l’auteur se donne aussi pour objectif de justifier le choix concret, fait par l’exarchat, à un moment précis de son histoire, de se placer dans la juridiction du patriarche de Constantinople. Dès lors, il est amené à prendre parti sur des questions d’organisations pratiques. Dans ce domaine, les vérités ecclésiales doivent nous guider, mais ne peuvent nous donner des indications infaillibles, car elle sont susceptibles d’interprétations différentes. Et le père Alexandre en a pleinement conscience et ne le cache pas. Certes, il déclare que « nous ne l’avons pas fait [rejoindre le Patriarcat de Constantinople] à la suite de quelque caprice, mais parce que telle est la norme objective de l’Eglise » Mais il se reprend immédiatement en poursuivant : « Rejetés hors du territoire de notre Eglise locale sur un territoire où il n’existe pas d’Eglise orthodoxe locale propre, nous pensons, [c’est nous qui soulignons] que dans l’attente d’un règlement d’ensemble de la vie ecclésiale dans ces pays nouveaux pour l’orthodoxie, c’est au Patriarche Œcuménique qu’il appartient de garantir notre intégration dans l’organisme œcuménique (universel) de l’Eglise. » Il s’agit donc bien d’une opinion. Et du reste, nous estimons nous aussi que la voie alors adoptée par l’Exarchat était la bonne. Mais nous ne concevons pas que ce choix constituait une « norme objective de l’Eglise » c’est à dire qu’il soit valable en tout temps et en tout lieu.

Le statut provisoire de l’Archevêché correspondait à des circonstances historiques aujourd’hui révolues

Et il n’en est pas ainsi pour les raisons que développe le père Alexandre lui-même. Le principe territorial est absolu et il s’applique aussi bien à l’Eglise de Constantinople qu’à toute autre. De ce fait, le primat de cette Eglise, le Patriarche œcuménique, pas plus qu’aucun autre primat, ne peut, du seul fait de son ministère, garantir l’intégration dans l’Eglise Une, Sainte, Catholique et Apostolique, d’une autre entité ecclésiale que celle dont il est le primat. Il exerce sa fonction épiscopale dans les limites de son diocèse et sa fonction de primat, dans celles de son Eglise territoriale, comme tous les autres primats, dont il est le premier. Chacun sait en effet que la place de premier, dans l’ordre des diptyques, ne lui confère aucune autre prérogative particulière puisqu’il est « le premier parmi des égaux » C’est la formule employée par les orthodoxes pour expliquer leur vision, face aux conceptions de juridiction universelle des Papes de Rome.

Le recours au Patriarche œcuménique n’a donc pu se concevoir que dans des circonstances très particulières, et d’ailleurs dramatiques, qui était celles de cette entité dont l’Eglise mère était tenue prisonnière d’un pouvoir athée. L’on pouvait légitimement penser que, dans leurs rapports avec l’exarchat de l’époque, les hiérarques de l’Eglise russe n’exprimaient pas la voix de l’Eglise mais que c’était le pouvoir athée qui, sous la contrainte, les utilisait pour promouvoir sa propre politique. C’est pour échapper à cette situation critique et sans précédent que l’exarchat a pu imaginer cette solution, mais elle ne pouvait être que provisoire, parce qu’elle ne correspondait à aucune réalité ecclésiale véritable.

La « protection canonique » n’est pas une notion ecclésiale

Le père Alexandre a très bien expliqué lui-même, dans un article postérieur (1), que la « canonicité » ne dépend pas de l’aval d’un patriarche: « L’idée implicite ici est qu’une haute autorité ecclésiastique (Patriarche, Synode) est en elle-même et par elle-même source de canonicité. Quoi qu’elle décide est ipso facto canonique et constitue un critère de canonicité. Mais dans la vraie tradition orthodoxe l’autorité ecclésiastique est elle-même soumise aux canons et ses décisions ne sont valides et obligatoires que dans la mesure où elles sont conformes aux canons. En d’autres termes, ce n’est pas la décision d’un Patriarche ou d’un synode qui crée et garantit la « canonicité », mais, au contraire, c’est la canonicité de la décision qui lui confère sa véritable autorité et son vrai pouvoir » (Traduction personnelle) (2)

Qu’est ce qui donne donc cette garantie de l’intégration dans « l’organisme œcuménique (universel) de l’Eglise » ? L’auteur donne lui-même la réponse dans l’article cité: « Il n’est pas nécessaire de démontrer ici que la continuité dans la foi, la doctrine et la vie constituent le fondement même de l’ecclésiologie orthodoxe et que le principe central de cette continuité est la succession apostolique de l’épiscopat ; à travers elle, chaque Eglise locale manifeste et maintient son unité organique et son identité avec la Sainte, Eglise Catholique et Apostolique, la Catholicité de sa vie et sa foi. » (Traduction personnelle) (3)

Le père Alexandre aborde ici une autre facette du mystère de l’Eglise. C’est par la succession apostolique et la vie conciliaire de l’Eglise locale que se transmet la foi et se manifeste l’unité de l’Eglise dans son aspect terrestre. C’est par son appartenance à son Eglise locale et sa communion avec ses pairs et le primat de son Eglise que chaque évêque, avec son troupeau, se trouve en unité organique avec l’Eglise « Catholique et Apostolique ». C’est par cette appartenance qu’il trouve sa véritable légitimité. Et ce lien organique ne peut en aucune façon être remplacé par quoi que ce soit d’autre, et certainement pas par la « protection canonique », selon l’expression qui fleurit actuellement, de quiconque, fut-elle celle du premier, par l’honneur, parmi les primats orthodoxes.

Si l’on considère ce que nous venons de dire, nous voyons pourquoi le problème de la diaspora est si difficile à résoudre. Les orthodoxes présents dans ces pays de diaspora, sont dans leur majorité, issus de différentes immigrations ; celles-ci sont arrivées avec leurs pasteurs, appartenant chacun à son Eglise locale propre, qui est celle du pays de provenance. Arrivés dans des lieux où aucune Eglise orthodoxe locale n’existait, ces pasteurs et leur troupeau sont donc restés fidèles à leur Eglise locale d’origine. Et cela est bien normal, car c’est de cette fidélité qu’ils tirent, on l ‘a vu, leur lien organique avec « la Sainte Eglise Catholique et Apostolique » de même qu’ils en reçoivent « la continuité de la foi la doctrine et la vie » Il est même possible d’affirmer qu’ils n’avaient pas d’autre choix.

Eglises nationales ou Eglises locales (territoriales) ?

Il se fait qu’au cours de l’histoire, et déjà dans le cadre de l’Empire byzantin, l’organisation territoriale de l’Eglise, respectait l’organisation politique de l’Empire. Il est dès lors tout à fait naturel que, par la suite, lorsque se disloqua l’Empire (puis l’empire ottoman) et qu’apparurent les états nations, l’organisation territoriale de l’Eglise ait suivi le plan de cette nouvelle organisation politique par états.

C’est singulièrement simplifier le problème que d’attribuer au « nationalisme » l’attachement de la plupart des orthodoxes de la « diaspora » à l’Eglise territoriale dont ils tirent leur origine. Il n’est guère possible de nier que le nationalisme peut exercer une influence néfaste sur les hommes et leur faire, dans certains cas, oublier que la fidélité au Christ passe avant toute chose et notamment, et entre autre, avant la fidélité à la patrie. Ceci est une tentation d’autant plus grande chez nous que les peuples orthodoxes ont souvent montré une admirable capacité à fonder l’identité même de leur nation sur leur fidélité à leur foi de sorte que, les deux ne sont pas toujours facile à séparer. Mais il convient de ne pas confondre systématiquement cette fidélité à l’Eglise d’origine avec un nationalisme de mauvais aloi. Cette fidélité manifeste en réalité une conscience pour ainsi dire viscérale de beaucoup d’orthodoxes de la transcendance de l’Eglise. Elle manifeste aussi leur conscience que c’est uniquement de cette Eglise territoriale à laquelle ils appartiennent qu’ils peuvent recevoir la plénitude de la foi et le lien organique avec l’Eglise Catholique. Ce n’est pas parce que le sentiment patriotique, honorable en soi, et le sentiment de fidélité à son Eglise territoriale, existent chez la même personne, qu’il faut considérer que l’attachement à l’Eglise d’origine est fatalement un sentiment national, voire nationaliste. De nombreux Français, Italiens, en général occidentaux de souche, adhèrent à l’Orthodoxie, au travers d’une Eglise territoriale traditionnelle et ils montrent envers celle-ci un attachement filial. Et ils ont bien conscience de la nécessité absolue dans laquelle ils se trouvent d’accéder à l’Eglise Universelle par cette voie, car il n’y en a pas d’autre. Ces occidentaux de souche montrent bien que l’attachement à son Eglise ne peut être confondu avec l’attachement à sa patrie.

Cette distinction est mal discernée parce qu’il arrive très souvent que les orthodoxes ne se rendent pas compte eux-mêmes de ces deux composantes de leur être. Quand on leur reproche de faire preuve de nationalisme en défendant leur attachement à leur Eglise d’origine ils ne se rendent pas compte que ces accusions sont fondées sur une incompréhension de leur véritable attitude En ce qui concerne les personnes d’origine russe en Europe, par exemple, ce n’est pas parce qu’elles sont russes ou nostalgiques de la Russie qu’elles souhaitent retrouver leur lien canonique avec l’Eglise de Russie. Elles ne sont plus russes depuis des années dans leur grande majorité. Elles sont même parfois complètement assimilées, même si beaucoup ne renient nullement leurs origines. Mais elles veulent garder ce lien canonique parce qu’elles sont issues de l’Eglise de Russie et que c’est par cette Eglise et leur lien organique avec elle, qu’elles s’enracinent dans l’Eglise « Une, Sainte, Catholique et Apostolique » et qu’elles reçoivent la foi. Et elles sentent spontanément que la « protection canonique » ne leur assure nullement cet enracinement vivifiant dans L’Eglise catholique et apostolique.

Paradoxalement ce sont fréquemment ces occidentaux de souche, dont nous avons déjà parlé, qui ressentent le mieux cette dualité. Ils insistent souvent sur cet attachement à une Eglise «locale nationale » car ils sont libres de tout soupçon de « nationalisme » et ils comprennent bien qu’en dehors d’une telle Eglise ils ne peuvent être en communion avec l’Eglise universelle. Non moins paradoxalement, ce sont parfois ceux qui rejettent le lien avec « l’Eglise mère » qui font preuve en réalité d’un nationalisme à rebours, voulant mettre en avant leur (parfois) nouvelle patrie contre l’ancienne, dans un domaine, celui de l’Eglise, où aucune patrie terrestre n’a de véritable signification.

Les risques de la séparation avec son Eglise d’origine

Mais quel est le danger, pour une communauté orthodoxe de la diaspora, de rechercher « une protection canonique » en dehors de son Eglise d’origine, plutôt que de rester en lien canonique avec cette dernière ? C’est justement de se trouver privée de ce lien organique avec l’Eglise. La « protection canonique » est une notion quasi juridique, presque magique. Elle n’implique aucune réelle conciliarité entre des orthodoxes de l’Eglise « protégée » et ceux de l’Eglise « protectrice » qui, en général, éprouvent des difficultés à se comprendre, même s’ils sont unis par la foi. Le « protecteur canonique » risque alors de devenir, au mieux, une autorité hiérarchique, au pire, un alibi.

Ces risques ne sont pas théoriques comme nous l’apprend l’histoire récente. Peu après la révolution russe, apparut en France une entité ecclésiale dont le souci était de reconstruire une orthodoxie en occident sur les fondements qui y existaient avant le grand schisme. Cette entité, issue du patriarcat de Moscou, quitta peu après son Eglise d’origine et se choisit plusieurs « protecteurs canoniques » successifs, jouant habilement des rivalités entre « juridictions ». Finalement elle ne pu éviter la dérive et, à l’heure actuelle, elle n ‘est plus en communion avec aucune Eglise Orthodoxe.

L’histoire de cette entité est très instructive et il est intéressant de récapituler les caractéristiques qui ont pu produire ce naufrage :

le refus de s’enraciner dans une « Eglise mère » afin de chercher ailleurs ses propres sources d’inspiration,
l’existence d’un groupe de personnes relativement restreint et de convictions très homogènes avec des leaders très confiants dans leurs certitudes et affirmant leur indépendance,
l’éviction progressive de ceux qui mettaient en question ces convictions.
Il est important de noter, au passage, qu’au cours des pérégrinations juridictionnelles de cette entité un certain nombre de ses membres se sont fixés dans des Eglises territoriales traditionnelles, comme par exemple dans l’Eglise de Roumanie ou l’Eglise serbe. Ces orthodoxes ont bien senti la nécessité de s’enraciner de façon organique dans une « Eglise Mère » et on pu, par là, se maintenir dans l’Eglise tout court, au lieu de sombrer dans le sectarisme.

La difficulté du problème de la diaspora, éviter les faux-semblants

Mais cet enracinement, pour vital qu’il soit, ne nous exonère pas pour autant de la nécessité de respecter le principe territorial, car comme on l’a vu, ce principe traduit l’essence même de l’Eglise. Et c’est là toute la difficulté de la question de la diaspora.

La commission préconciliaire réunie, en 1990 et 1992, pour discuter de ce problème à Chambésy a carrément déclaré que «…durant la présente phase il n’est pas possible, pour des raisons historiques et pastorales, de passer immédiatement à l’ordre canonique strict sur cette question. … »

Cet aveu d’impuissance est significatif, il témoigne de la complexité du problème. Mais en même temps il est sage, car il reconnaît l’impossibilité de promouvoir une quelconque solution simpliste. Car nous n’avons pas à résoudre une question d’organisation administrative. Il serait si simple de pouvoir décider, d’un commun accord, que toute la diaspora serait sous la juridiction du Patriarche de Constantinople, (.. ou d’un autre). Il serait si facile de déclarer que l’actuelle « Assemblée des évêques de France » est le véritable synode d’une nouvelle Eglise autonome ou autocéphale. Mais ce ne serait en aucune façon de vraies solutions au problème de la diaspora.

Car, encore une fois, le problème n’est pas de nature juridique. Décider que le Patriarche de Constantinople dispose, ex officio, de la juridiction sur tous les territoires n’appartenant pas une Eglise Orthodoxe autocéphale, comme certains le souhaitent, serait introduire un principe hiérarchique universaliste dans l’Eglise. Or un tel principe est tout à fait étranger à l’orthodoxie. C’est même un des principaux points qui nous séparent de nos frères catholiques romains. Et invoquer le canon 28 du concile de Chalcédoine n’est d’aucun secours pour cette théorie. D’une part le sens littéral de ce canon montre bien qu’il concerne un cas très particulier. (4) Mais, d’autre part et surtout, une lecture « universaliste » de ce canon le mettrait en contradiction avec l’essence même de l’Eglise, si bien expliquée par le père Alexandre dans la première partie de son article précité.

« C’est pourquoi, derrière la variété et les différences de toutes ces formes, nous trouvons toujours le même noyau essentiel, un principe constant, qu’on ne saurait changer ou enfreindre sans changer la nature même de l’Église. Il s’agit du principe local de l’organisation de l’Église. »

De même, personne ne peut « décider » que « l’assemblée des évêques orthodoxes de France », telle que nous la connaissons, constitue le vrai « synode » (5) de l’Eglise territoriale de France, car cette assemblée ne l’est pas. Personne ne peut « décider » que la seule apparence donnée à quelque chose constitue l’essence de cette chose. En l’occurrence, on a donné le nom de « assemblée des évêques » à un comité inter épiscopal, sans que la nature de ce dernier ait changé d’un iota. Et ce fut sans doute une erreur, car tricher avec la réalité n’a aucun sens en matière ecclésiale. L’AEOF est en réalité, et par sa nature, une association (6) réunissant des évêques appartenant à des Eglises territoriales différentes, dont le diocèse comprend la France. Soit dit en passant, ils sont donc différents évêques du même diocèse ce qui est tout à fait contraire aux Saints Canons et cela constitue le nœud du problème. Cet organisme n’a donc aucune autorité ecclésiale véritable et entretenir l’ambiguïté à son sujet, volontairement ou non, ne peut qu’augmenter la confusion et compliquer les choses. (7)

Il vaudrait bien mieux, en effet, que cet organisme serve simplement de lieu de rencontre d’évêques oeuvrant tous dans le même pays afin de développer des liens d’amitié et de collaboration. Ce serait bien plus utile que d’échafauder des plans et des stratégies qui n’aboutissent qu’à exacerber les incompréhensions et les hostilités. (7)

Il est vain de penser que l’on pourra avancer sur les problèmes de la diaspora en imposant les vues de tel ou tel parti dans l’Eglise à tel autre. Ils ne se résoudront que par l’approfondissement de notre foi commune, l’élimination de toutes les causes de désaccord et la prière.

Sortir des impasses

Parvenu à ce stade nous pouvons réaliser que nous sommes dans des impasses, à bien des égards, sur ces problèmes de l’Eglise dans la diaspora. Et les premiers efforts devraient être orientés vers la sortie de ces impasses.

Il y a d’abord l’impasse des tentations de juridiction universelle qui se manifestent dans l’Eglise de Constantinople. Ces tentations ne sont pas graves en soi : elles sont tellement contraires aux fondements de l’ecclésiologie orthodoxe qu’elles ne sauraient persister longtemps. Mais tant qu’elles ne sont pas surmontées, elles empêchent la Grande Eglise de Constantinople d’assumer sa véritable primauté.

Or l’institution de la primauté est en quelque sorte inhérente à l’Eglise, et son exercice est nécessaire à sa vie paisible. Il est donc primordial que « la Grande Eglise » puisse jouer son rôle véritable, qui est de permettre, par sa sollicitude et ses initiatives, à l’Eglise, de révéler la solution du problème de la diaspora. C’est à dire de découvrir la solution juste de ce problème. L’Eglise de Constantinople ne peut trouver elle-même une solution et l’imposer aux autres Eglises. Elle n’en a pas la possibilité ni le pouvoir. Elle doit cependant présider à la recherche de cette solution et faire émerger le consensus sur ce point, en d’autres mots, aider à révéler la volonté de l’Esprit Saint.

La deuxième impasse est constituée par les tentations de ce que l’on appelle parfois le phylétisme ou encore le nationalisme. On l’a vu, l’attachement des orthodoxes de la diaspora à leur patrie se confond parfois chez eux avec l’attachement à leur Eglise d’origine. Divers états orthodoxes sont souvent amenés à utiliser cette particularité afin de resserrer leurs liens avec leurs propres émigrés. L’Etat grec, par exemple assure l’entretien des prêtres et évêques qui desservent la diaspora grecque dans le but de soutenir l’hellénisme. L’Etat russe cherche à réconcilier diverses parties de l’Eglise russe afin de soigner les divisions et les plaies laissées par 80 ans de pouvoir athée.

Ces actions ne sont nullement mauvaises en soi. Il est naturel et légitime que les « patries » tentent de maintenir le plus longtemps possible un lien avec leurs « émigrés ». Il n’est pas anormal non plus que certains pays récepteurs (mais pas tous) s’efforcent d’assimiler ces nouveaux arrivés le plus rapidement possible. Ce n’est que si ces démarches se faisaient au détriment de la concorde entre les orthodoxes, vivant les uns à côté des autres dans les pays d’accueil, qu’elles seraient condamnables. La solution du problème de la diaspora, quelle qu’elle soit, devrait donc laisser la possibilité à ces processus de se maintenir. L’Eglise n’à pas vocation à favoriser ou s’opposer aux processus d’intégration ou de maintien des traditions ethniques.

Ainsi sont vouées à l’échec toutes tentatives de créer des Eglises nationales, du type de celles qui sont nées au 19ième siècle dans les Balkans, même si elles étaient fédérées en groupes régionaux plus importants. En effet les orthodoxes dans les pays de diaspora constitueront toujours, dans un avenir prévisible, des minorités et des minorités ethniquement non homogènes. Les conséquences de la mondialisation font qu’il est dorénavant beaucoup plus facile pour des groupes entiers de population de s’établir dans un pays qui n’est pas le leur à l’origine. L’idée qu’il faille, par exemple en France, franciser l’orthodoxie ainsi que tous les orthodoxes pour aboutir à cette Eglise « nationale » semble décalée par rapport à la réalité, voire quelque peu teintée d’autoritarisme ou …. de phylétisme.

Beaucoup d’efforts, prétendument consentis dans le but de résoudre le problème de la diaspora ont en fait emprunté ces deux voies, juridiction de Constantinople ou Eglises plus ou moins nationales et ont abouti à des impasses.

Les voies de recherche

Il est particulièrement difficile de trouver une solution au problème de la diaspora suffisamment juste pour qu’elle s’impose à tous. Il est possible toutefois d’essayer de cerner les conditions que devrait respecter une solution acceptable.

Il faudrait bien entendu, se conformer à la règle de l’évêque unique dans un lieu donné, qui découle de la nature même de l’Eglise du Christ.

Mais il faudrait respecter aussi, et cela est très important sur le plan pastoral, l’attachement des différents orthodoxes résidents dans un lieu donné, à telle ou telle tradition ethnique et à telle ou telle Eglise d’origine.

Il faudrait donc que le dépassement des clivages historiques en diverses ethnies ne se fasse pas par nivellement ou imposition de l’une ou l’autre des traditions mais par l’acceptation de la multiplicité de ces traditions dans la même Eglise, sans préjuger de ce qu’il plaira au Saint Esprit de construire à partir de cette situation de fait dans l’avenir lointain.

Peut-être pouvons nous nous adresser encore au père Alexandre Schmemann, qui a beaucoup réfléchi au problème et beaucoup agit pour le résoudre en Amérique. Dans un de se articles il constate que l’épiscopat est unique « Episcopus unus est » et que donc les évêques peuvent, dans les diocèses qui leur seraient attribués, être les pasteurs de toutes les composantes du peuple chrétien. C’est au niveau des paroisses que pourraient se maintenir les variantes traditionnelles, ainsi que, pourquoi pas, sous une forme à trouver qui ne remettraient pas en cause la fonction de l’évêque, les liens avec les Eglises d’origine.

Il existe certainement d’autres voies de recherche.

Mais en tout état de cause, il ne faudrait pas, en étant trop pressé, susciter des conflits pour imposer telle ou telle solution ou installer des divisions nouvelles dans le même but, car ces façons de faire portent plus atteinte à l’unité profonde de l’Eglise que le problème des juridictions, qu’ils prétendent résoudre. Le problème de la diaspora est un nouveau défi historique que doit résoudre l’Eglise. Manifestement aucune solution réelle ne se dessine encore. Aucun précédent historique ne peut nous fournir une solution toute faite. Il nous faut donc, tous ensemble, faire preuve de créativité pour élaborer une ou des solutions qui respecteraient l’essence profonde de l’Eglise tout en s’adaptant aux réalités concrètes de notre temps. C’est véritablement la seule voie, dans laquelle la commission préconciliaire devrait engager les orthodoxes afin de surmonter cette épreuve imposée aux chrétiens d’aujourd’hui, que nous devons vivre et dépasser dans le temps, avec l’aide de l’Esprit Saint.

Séraphin Rehbinder

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(1) Problems of Orthodoxy in America by Fr. Alexander Schmemann : The Canonical Problem

[St. Vladimir's Seminary Quarterly, 1964, Vol. 8, # 2, pp. 67-85.]

(2) « Implied here is the idea that a "high ecclesiastical power" (Patriarch, Synod, etc.) is in itself and by itself the source of canonicity: whatever it decides is ipso facto canonical and the criterion of canonicity. But in the genuine Orthodox tradition the ecclesiastical power is itself under the canons and its decisions are valid and compulsory only inasmuch as they comply with the canons. In other terms, it is not the decision of a Patriarch or His Synod that creates and guarantees "canonicity", but, on the contrary, it is the canonicity of the decision that gives it its true authority and power”

(3) « There is no need to prove here that the continuity in faith, doctrine and life constitutes the very basis of Orthodox ecclesiology and that the focal principle of that continuity is the Apostolic succession of the Episcopate; through it each local church manifests and maintains her organic unity and identity with the One, Holy, Catholic and Apostolic Church, the Catholicity of her life and faith.”

(4) Voir par exemple à ce sujet les explications de l’Archevêque Pierre (L’Huillier) dans ses commentaires des Règles des quatre premiers Conciles Œcuméniques.

(5) Le « synode » (ou « sobor » ou « assemblée ») des évêques est la réunion de tous les évêques titulaires de tous les diocèses, voisins entre eux mais ne se recouvrant pas, qui forment une Eglise autocéphale.

(6) Elle est, du reste, enregistrée comme association de la loi de 1901.

(7) A l’heure actuelle les vues sur l’AEOF sont très divergentes :

Un certains nombre de personnes issues de la mouvance « Fraternité Orthodoxe » ont tendance a y voir la quasi réalisation d’une entité canonique manifestant l’Eglise Locale orthodoxe de France. Ils s’étonnent qu’elle ne soit pas reconnue comme telle par les « autres » Eglises territoriales orthodoxes.
Certains milieux, issus plus spécifiquement de l’Eglise de Constantinople, voient dans l’AEOF le moyen de promouvoir la juridiction du Patriarche de Constantinople sur les orthodoxes de France (comme sur tous les orthodoxes de la diaspora). Pour eux et à terme, cette assemblée réunira les évêques vicaires, chargés des différentes ethnies (russe, bulgare, serbe, etc.), autour du Métropolite qui appartient au Patriarcat de Constantinople, seul titulaire véritable du diocèse français. C’est pourquoi Constantinople tient pardessus tout à ce que le président de cette assemblée reste l’évêque de son Eglise.
Les milieux gouvernementaux français (comme certaines autorités catholiques) souhaiteraient que l’AEOF soit l’autorité unique et non contestée qui représenterait l’ensemble des orthodoxes de France et avec laquelle l’Etat pourrait négocier.
Enfin beaucoup d’orthodoxes pensent que ce serait une institution très utile de concertation et de connaissance mutuelle si elle n’était pas en permanence utilisée par les uns ou les autres pour promouvoir des objectifs particuliers.

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