Table ronde n°2 - L’Eglise locale. Un témoignage

Didier Vilanova

Tout d’abord, je tiens à préciser que ce n’est pas en tant que secrétaire général de la Fraternité Orthodoxe que je m’exprimerai, mais en mon nom propre, et mes propos ne sont que le reflet de mon expérience personnelle.

Je suis entré il y a plus de 25 ans dans l’Eglise orthodoxe, au sein de notre archevêché : je suis ce que l’on appelle dans notre jargon un «français de souche», un converti. Depuis une vingtaine d’années, je suis chef de chœur à la paroisse de la Sainte-Trinité qui célèbre dans la crypte de la cathédrale. Membre de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale, j’en suis le secrétaire général depuis 4 ans. C’est d’ailleurs au sein de la Fraternité que j’ai d’abord pu réfléchir à cette fameuse «Église locale», une Église autonome, responsable et indépendante pour l’Occident. J’ai aussi fait parti de la commission Avenir de l’archevêché qui avait été mise en place par feu l’archevêque Serge et qui a rendu son avis, peu avant son décès.

Je ne tiens pas ici à vous faire de théorie sur l’Eglise locale mais plutôt à témoigner à partir de ce que je connais de nos paroisses et communautés, et je tiens de toute façon à éviter toute polémique.

Comme vous le savez tous, la situation des orthodoxes en France est bien loin d’être satisfaisante, puisque plusieurs évêques ont juridiction sur le même territoire ; et ces juridictions sont de type «ethnique» ou «national». Et parmi ces juridictions, il y en a trois (dont deux seulement sont canoniques) qui se réclament de la tradition russe. Tout ceci est manifestement un contre témoignage non seulement envers les autres orthodoxes, mais aussi pour les autres confessions chrétiennes qui ont tendance à voir en nous une curiosité ethnographique plus qu’une véritable Église.

Néanmoins, nous savons par expérience que la situation n’est pas désespérée :
– l’Église orthodoxe en France est une, puisqu’il n’y a pas en son sein de divergences dogmatiques ;
– elle est sainte, comme nous le confirme la canonisation du père Alexis d’Ugine et de mère Marie et ses compagnons. Ce gage de reconnaissance envers le sang et des martyrs est une preuve que notre Église porte des fruits hic et nunc ;
– elle est catholique puisqu’elle est pleinement présente dans toutes nos communautés quelle que soit notre tradition; elle porte en elle un embryon de conciliarité grâce à l’assemblée des évêques orthodoxes de France (AEOF) qui veille à son unité ;
– elle est apostolique puisque ces mêmes évêques descendent directement de la tradition apostolique ininterrompue.
– Elle est de plus eucharistique, puisque nous avons la grâce de pouvoir célébrer et recevoir l’eucharistie dans toutes nos églises. Et si besoin est, des prêtres desservent des paroisses ou communautés de fidèles sans appartenir nécessairement à leur juridiction.

Les orthodoxes de ce pays forment donc à mes yeux une communauté ecclésiale légitime et réellement orthodoxe et centrée – à juste titre – sur la célébration de l’Eucharistie. L’assemblée des évêques est le garant de cette orthodoxie et de notre légitimité. Rappelons que, créée sous l’impulsion de la Fraternité orthodoxe, elle est le modèle d’organisation de l’Église orthodoxe en diaspora qu’a retenu la conférence préparatoire de Chambésy au concile panorthodoxe… Notre Église dont la situation est un peu bancale ne m’apparaît donc pas si malade qu’on ait besoin d’aller chercher des solutions à l’extérieur : le remède pourrait être plus terrible que le mal !

Dans ce contexte, notre exarchat possède bien des atouts pour être le germe d’une Église locale, tout au moins pour un orthodoxe «occidental» comme moi. L’archevêché est clairement «pluriethnique»; c’est une réalité qui me semble plus sociologique qu’ecclésiologique. La moitié – ou presque – de ses fidèles et de ses prêtres est formée d’occidentaux de souche ou de descendants de l’immigration russe définitivement installés en France et sans désir de retour. Cette composante ne doit sûrement pas être négligée, même si l’immigration récente de Russie reste un souci pastoral important. Les communautés «locales» de nos paroisses de province font d’ailleurs de gros efforts linguistiques et liturgiques pour assimiler ces nouveaux fidèles venant des anciens pays de l’Est.

La situation entre Paris (et les grandes villes) et la province m’apparaît de plus très différente. A Paris, la liturgie est célébrée tous les dimanches et l’on a le choix de sa paroisse, de la langue liturgique. En province, la survie des communautés dépend de la célébration de l’eucharistie et les fidèles dépensent une énergie considérable pour assurer des liturgies régulières où tous se rassemblent, indépendamment de leur juridiction ou usages linguistiques.
Le vrai problème des fidèles n’est pas tant la survie d’une tradition liturgique, mais plutôt le souci de savoir si l’on va pouvoir ce dimanche célébrer ou non la divine liturgie.

Il faut aussi noter que le débat sur l’«Église-mère» est en général étranger aux fidèles d’origine occidentale qui se sentent orthodoxes avant que d’appartenir à telle ou telle tradition. Et pour quelqu’un comme moi, d’origine catholique romaine, baptisé dans le diocèse de Carthage fidèle de l’exarchat russe du patriarcat de Constantinople, quelle est mon Église-mère ? Rome ? Alexandrie ? Moscou ? Constantinople ? La notion de «retour» n’a donc aucun sens pour moi et pour les occidentaux en général.

C’est l’Eucharistie qui prime donc sur culture et tradition pour les fidèles occidentaux, comme on peut le constater aux «congrèsorthodoxes» qu’organise tous les trois ans la Fraternité. On y expérimente que les moments les plus forts où s’exprime justement l’Église locale in actu restent les célébrations eucharistiques où plusieurs centaines d’orthodoxes, toutes cultures et origines mêlées, communient au Corps et au Sang du Sauveur dans la même action de grâce. Cette expérience unique, je vous invite à la partager l’année prochaine : «venez et voyez !»

Je ne connais pas de recette miracle pour que les orthodoxes de ce pays accèdent au statut d’Église autonome et locale, mais plutôt que d’aller chercher une solution auprès d’un patriarcat particulier, il me semble qu’il faut tout d’abord raffermir nos liens. Pour ce faire, il faut dépasser le débat «foi-culture» et faire primer la Tradition sur le traditionalisme; l’orthodoxie n’est pas une forme ethnique ou culturelle du christianisme; elle est plus que cela : elle porte en elle un message universel, résurrectionnel à apporter à l’Occident à travers sa liturgie, son anthropologie.

Il nous faut être prêt à accepter plus volontiers les différentes traditions – et évolutions – de manière positive. L’Église orthodoxe en France n’est pas un musée ou un conservatoire des pratiques religieuses russes du XIXe siècle russe ! Elle doit rester une source de vie pour ses fidèles.

Il nous faut aussi travailler avec les autres juridictions et non contre elles. C’est assurément de tout le terreau orthodoxe présent en Occident que naîtra une Église locale; il ne faut donc oublier personne, ni provoquer de séparation entre nous. Et il ne faut surtout pas mettre de côté l’AEOF, garant de notre unité, et même l’aiguillonner pour qu’elle ait plus d’audace pour répondre à nos demandes légitimes. Ne pourrait-on pas lui demander de faire dépendre directement d’elle-même les paroisses nouvellement créées ? Sa présidence ne pourrait-elle pas être tournante, ce qui nous débarrasserait de la question de primauté ? Enfin, les évêques ne pourraient-ils pas être «territoriaux» plutôt qu’«ethniques», ce qui mettrait l’assemblée des évêques sur le chemin d’un vrai synode.

La diaspora orthodoxe en Occident est bien une dispersion, mais elle n’est pas vraiment en attente de retour : c’est l’Église d’ici qu’il nous faut construire.

Quitte à être provocateur, je dirais que notre diocèse à beaucoup d’atouts dans son jeu pour être le creuset d’une future Église locale en Occident :
– parmi les évêchés présents sur notre sol, c’est lui qui rassemble le plus d’occidentaux de souche ou de descendants d’émigrés parfaitement intégrés; et il a déjà à sa tête un évêque du cru;
– il est déjà «pluriethnique» de fait et européen;
– il est quasiment indépendant du patriarcat de Constantinople et jouit d’une grande liberté dans son organisation;
– il est le plus «progressiste» de nos évêchés de par l’élection de son évêque;
– il rayonne au-delà de nos frontières – et même dans les autres confessions chrétiennes– par son institut de théologie renommé, qui a formé de nombreux évêques.

Il m’apparaît donc plus naturel et plus profitable à la présence et la vie de l’orthodoxie en Occident de mettre en avant notre exarchat qui est, à mon avis, le meilleur candidat pour être le ferment d’une Église locale. Et s’il l’on veut déjà réunifier les juridictions de tradition russe, pourquoi ne pas les inciter à nous rejoindre ?

Pour conclure, j’ajouterais que je ne peux que me réjouir de voir de plus en plus d’orthodoxes de ce pays se préoccuper de la fondation d’une véritable Église locale. Bien sûr, les priorités et les modalités mises en avant sont différentes selon nos propres sensibilités historiques et culturelles. Tâchons donc de conserver l’unité profonde de notre Église par une réflexion ouverte et n’usons pas nos forces en de vains combats : «Qu’ils soient parfaitement un et que le monde sache que tu m’as envoyé».

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